Les Joumblatt, ma mère, Liban, 1977

Ma mère est effondrée. « Je n’oublierai jamais ce jour » m’a-t-elle répété. Le 16 mars 1977, le politicien Kamal Joumblatt, fondateur du Parti socialiste progressiste et chef de file de la gauche libanaise, a été assassiné. Deux hommes armés lui ont tiré dessus alors qu’il était dans sa voiture. C’est Elias qui a appelé ma mère pour lui annoncer la nouvelle.

Pour ma mère, Kamal c’est une histoire de famille. Elle garde précieusement les photos où il était assis à côté d’elle aux obsèques de son oncle. Elle se souvient encore de la surprise de Kamal devant la demeure familiale, celle où l’oncle de ma mère vivait : « Ton oncle vivait dans ce taudis ? Il ne me l’a jamais dit. Je pensais qu’il était riche. »

Le taudis dont parlait Kamal, c’était la maison que mon grand-père maternel avait fait construire et qu’Elias et Habib ont transformée en palais. Il y faisait trop chaud en été, trop froid en hiver et les rats en étaient les principaux propriétaires. C’est là que ma mère passait ses vacances estivales et où ont eu lieu les funérailles de son oncle où plus de mille personnes, dont « Kamal, son grand ami », sont venues pour lui rendre un dernier hommage.

À la mort de Kamal Joumblatt, les journaux français et libanais ont écrit qu’une certaine idée du Liban disparaissait avec cet homme. Kamal avait réussi à rassembler des Libanais de toutes les confessions dans son parti. Beaucoup d’artistes soutenaient son mouvement, des chanteurs, des réalisateurs, des dramaturges.

Longtemps les Joumblatt m’ont obnubilé, non pas seulement Kamal, mais toute sa famille. Ils me semblaient incarner au mieux la schizophrénie libanaise. J’avais même commencé à écrire un roman où je les racontais et démontrais que le Parti socialiste progressiste que Kamal avait fondé n’était rien d’autre qu’un parti féodal, réactionnaire et mafieux. Je revenais aussi sur sa mère, une sorte de dictatrice, d’énervée castratrice, Sitt Nazira, qui avait régné d’une main de fer sur sa communauté après la mort de son mari assassiné en 1921, puis sur Kamal, ce progressiste conservateur qui faisait du yoga et invoquait Bouddha chaque matin, mais n’hésitait pas à organiser des tueries l’après-midi. Il était l’homme aux deux visages, un Docteur Jekyll et Mister Hyde. À Beyrouth, il était un chef politique ouvert et progressiste. Dans son palais situé sur une montagne druze, il redevenait un seigneur entouré de ses vassaux. J’étais tombé sur ses écrits nazifiants dans son testament politique intitulé Pour le Liban : « Je suis druze. […] On reconnaît toujours un Druze. Son être social comme son physique l’identifient immédiatement. Les Druzes sont alertes et vifs. Mais en même temps ils se comportent avec beaucoup de dignité et de politesse en société. Ils sont courtois et usent de mots spéciaux pour traduire leurs émotions et interpréter leurs pensées. Ils parlent l’arabe beaucoup mieux que les autres, et spécialement que les chrétiens, qui ne prononcent pas les consonnes dures. […] Ensuite, ils sont plus discrets que les autres et possèdent un sens plus aigu du social, du familial et du communautaire, quoique très indépendants. Même le visage est différent. Au milieu de vingt personnes, s’il y en a un, tout de suite on le situe. L’histoire n’a pas altéré la race, car la coutume interdit aux Druzes le mariage hors de leur communauté. »

Puis enfin le fils, Walid, qui a pris la relève de son père après qu’il eut été assassiné, un dandy devenu chef de guerre, un personnage semblable à Al Pacino dans Le Parrain, un mafieux qui d’un simple geste de la tête peut décider de la mort de quelqu’un (mais qui adore l’opéra) et qui n’a jamais caché être un malfaiteur, qui en jouait même et l’affichait ouvertement dans ses interviews, comme dans une entrevue publiée dans l’édition de juillet 1984 de Playboy alors que la guerre du Liban entrait dans sa huitième année. Au milieu des scènes érotiques et des femmes posant nues à la plage apparaissait la tête de Walid, cheveux hirsutes, avec son air de savant fou. Il répondait à la question « Êtes-vous un seigneur de guerre ? » par : « Oui. Comme Gemayel. Comme l’étaient son père et mon père, ainsi que tous les chefs de clan. » Plus loin, il ajoutait : « [Nous nous traitons entre nous] comme des féodaux, ou des parrains mafiosi ou quelque chose du genre. » Ce même Walid avait dit un jour : « Le Liban est un pays entier voué à l’assassinat », citation que j’avais choisie en épigraphe du livre que j’écrivais sur sa famille.

Ma mère, elle, se moque bien de juger les Joumblatt à travers leur politique, elle ne voit pas les choses ainsi. D’ailleurs, elle se moque éperdument de la politique et des positions de chacun, elle déteste ça et j’admire ce trait de caractère chez elle. Elle ne comprend pas et elle n’a jamais supporté l’engagement aveugle des gens pour une cause ou une autre. Elle déteste se retrouver au milieu d’une discussion politique et, dans ces cas-là, elle se recroqueville telle une tortue dans sa carapace, elle se tait et se met à jouer sur son iPhone. Elle aime les gens, les hommes et les femmes, peu importe leurs convictions, « je m’en fous et je m’en contrefous » me répète-t-elle, me faisant promettre de rester ma vie entière comme elle.